C’était la grande affaire de Charles Maurras, autrefois, que de distinguer le pays réel du pays légal. C’était pour lui une façon, assez habile, d’entrer en guerre contre le pays légal dans lequel il ne voyait que décrépitude, décadence républicaine et démocratique alors qu’il appelait de ses voeux le retour non pas tant du roi que de la royauté.
Je songeais à cela l’autre jour et je déclinais la distinction de Maurras pour l’appliquer à notre temps. Je me disais qu’il y vraiment un décalage aujourd’hui entre le pays réel et le pays médiatique. Mais le plus étonnant est que nous vivons dans les deux mondes à la fois. Le grand physicien, Hugh Everett, nous a convaincus, scientifiquement, que nous vivons plusieurs vies en même temps et que le fameux chat de Schrödinger, à la fois mort et vivant, est une réalité absolue.
Je ne sais pas si je suis en même temps mort et vivant, mais je suis certain en revanche de vivre en même temps deux vies, médiatique et réelle. Et comme un train peut en cacher un autre, la vie que m’infusent les médias me cache ma vie réelle. Et souvent, je ne sais plus très bien si je dois agir pour équilibrer mon surmoi médiatique ou mon moi engagé dans la vie réelle.
Tout cela pousse à réfléchir sur la difficulté qu’il y a aujourd’hui à assumer le rôle d’élu local se voulant responsable. Fautil être au service du pays réel ? Alors les réseaux sociaux se déchaînent contre vous, car ils ne vivent qu’aux marges du monde médiatique. Ou faut-il servir le pays médiatique et alors la réalité se venge car elle va son chemin sans même se soucier que les médias existent. Ce qui rend la gestion de ce dualisme encore plus problématique, c’est que l’un et l’autre composants du duo ne vont pas du même pas dans le même temps. Le pays médiatique vit dans l’immédiateté et dans l’émotionnel, le pays réel vit dans le « ça passe ou ça casse » et dans le « sonnant et trébuchant ».
Lorsque l’on touche aux affaires de la Nature, de l’environnement et de l’écologie, cette césure créée une grande perplexité. Les médias nous font plonger quotidiennement dans un monde de dénonciations qui ne peuvent qu’emporter la raison hors de ses gonds. Et cela nous masque la réalité des transformations sous-jacentes qui reconfigurent notre monde et nos sociétés.
On le voit en mille choses. L’émotion est à son comble lorsque les médias dénoncent la cruauté des abattoirs, les poisons présents dans l’alimentation, le sournois des particules fines qui infectent l’atmosphère, etc. etc. Et l’on en viendrait à croire que les condamnations exemplaires des désignés coupables, sommés de s’excuser et d’avoir à abandonner leurs pratiques délictueuses, ne pourront qu’ouvrir sur un monde enfin rendu aux justes « valeurs ».
Cependant, si l’on y regarde de plus près, ces dénonciations médiatiques sonnent en fait comme une sorte d’autocritique. Comme une sorte d’exaspération devant l’impossibilité qu’il y a à s’attaquer au réel.
Sacha Guitry l’a fort bien dit : « Si vous ne trouvez pas que c’est parler de soi que de donner son opinion sur autrui ! » En clair, l’individu d’aujourd’hui a peur de lui-même. Il sait bien que ce qu’il reproche véhémentement aux autres, il en est lui-même le responsable. Du moins en partie. Mais il ne sait pas comment s’extirper de cette culpabilité accusatrice.
Sans doute parce que ne nous rendons pas toujours parfaitement compte de ce qui nous arrive au sein d’un monde qui transforme ses ambitions et ses attentes. Nous n’avons pas très bien pris conscience des transformations qu’induisent en nous la médiatisation en continu à laquelle nous sommes devenus « addicts », mais nous avons aussi le plus grand mal à concevoir que nous avons changé de réalité. Du moins de ce que nous nommons réalité. Nous prenons difficilement conscience de ce que notre place au sein de la Nature n’est plus exactement celle que nous pensions occuper, pour toujours, il y a encore quelques années à peine. L’idée que le progrès a pour vocation de nous rendre maîtres et possesseurs de la Nature est une ancienne « réalité » qui a du plomb dans l’aile. Une nouvelle modestie serait donc à cultiver qui nous pousserait à nous considérer comme part de la Nature plutôt que maîtres de la Nature. Si l’on choisit ce point d’observation de la nouvelle réalité, alors se comprennent mieux les manifestations qui se multiplient contre la consommation de viande, ou pour l’usage du vélo, ou pour la dévotion portée au Bio. Ce sont-là les pics émergés, anecdotiques en apparence, mais qui témoignent en fait d’un mouvement en profondeur qui ne s’arrêtera pas. Récemment, le Collège de France a organisé son colloque de rentrée « Les natures en questions ». Philippe Descola qui le présidait est la figure de proue de cette Anthropologie de la Nature, discipline qui revisite les droits que les humains se sont attribués, depuis quelques siècles, du moins dans les cultures enivrées par le progrès technique. Il est plus que probable que l’avenir se fondera sur cette nouvelle approche de la place de l’Homme dans la nature. Les médias feraient donc bien de quitter leurs habits de Zorro et de Sergent Garcia, justiciers trop auto-satisfaits, pour la robe de bure d’enseignants songeant à leur devoir d’enseigner. ■