On a beaucoup parlé de la réforme du Bac. Celle-ci cache plus discrète, quoique très forte de conséquences pour la jeunesse, une réforme des programmes du Lycée en passe de désarmer une génération face à la modernité, en la sevrant de sciences, et plus particulièrement de celles de la Nature.
Posons le décor : nous vivons dans un monde où les sciences du vivant et de l’environnement ont réalisé d’énormes progrès et sont omniprésentes dans notre quotidien. Qu’il s’agisse de nutrition ou de santé, chacun vit ces évolutions. Cela peut dérouter : les «Décodeurs » du Monde ont montré que le domaine de la santé fait l’objet de la plus grande diffusion de fausses nouvelles (fakenews) sur les réseaux sociaux. Face au déferlement des croyances sur la façon de se nourrir, de vivre sa sexualité ou de se vacciner, chaque citoyen devra pouvoir exercer son sens critique. Face aux appels de la publicité pour des produits technologiques ou alimentaires nouveaux, ou lors de votes sur des questions environnementales, chaque citoyen devra décider en comprenant les conséquences de ses choix sur les ressources naturelles.
Hélas, la réforme annoncée ne laisse, en Première et en Terminale, que moins d’une demi-heure aux « sciences de la vie et de la Terre », que les plus anciens d’entre nous ont connu sous le nom de « sciences naturelles ». Elles seront noyées, d’une façon encore indéfinie, dans deux heures d’enseignements scientifiques généraux, peut-être en l’absence de tout biologiste ou géologue. Et sans assurance aucune de travaux pratiques, ces séances où, à de petits groupes, on enseigne les méthodes d’observation et d’analyse du réel, si utiles à chacun quel que soit son métier. L’idée même qu’une matière unique puisse encapsuler la diversité des sciences (de la pensée théorique des mathématiques à l’ancrage empirique et d’observation de la biologie) trahit d’ailleurs une profonde méconnaissance de ce que sont ces disciplines : c’est un peu comme si histoire, philosophie et français faisaient horaire commun ! Nous sommes nombreux, scientifiques, enseignants et décideurs, à nous inquiéter de cette situation(1) qui tourne le dos à l’avenir. Car pour les citoyens, il n’y aura pas de liberté de choix sans les méthodes et un minimum de culture en sciences de la vie et de la Terre.
Mais l’évolution de la vie moderne sous les apports des sciences de la vie et de la Terre résulte aussi de l’essor des entreprises du génie de l’environnement, de l’agro-alimentaire, de la bio-économie en général et de la médecine. Celles-ci constituent un pan majeur de l’économie et de la compétitivité nationale (on peut l’estimer à plus du tiers du CAC 40). De nombreuses start-up françaises issues des biotechnologies connaissent un succès mondial, comme par exemple Watchfrog qui mesure les effets des perturbateurs endocriniens grâce à des tétards. Le Ministère de l’Agriculture estime que les filières nouvelles (biocarburant, biomatériaux, etc.) génèreront jusqu’à 100 000 emplois sur 20 ans. Ces secteurs de l’économie demandent une main d’oeuvre… Mais hélas, la réforme actuelle offre, au-delà de la formation du citoyen, une seconde source de consternation, celle-ci dans la formation des spécialistes.
Que les politiques
n’écoutent guère
les scientifiques renverse
l’histoire de notre République
Bien sûr, il y aura possibilité de choisir les sciences de la vie et de la Terre en option de spécialité au Lycée. Mais on ne commence à aimer que ce qu’on étudie dans le tronc commun : le risque plane d’une baisse d’attractivité des sciences, trop marginalisées. De plus, les choix d’option seront limités à deux matières seulement en Terminale. Cette spécialisation, inutilement précoce pour qui connaît la psychologie de cet âge, pose un problème en sciences de la vie et de la Terre : elle rend impossible une tri-disciplinarité vitale (et traditionnellement possible) pour les sciences de la Nature qui doivent s’accompagner de mathématiques et de physique-chimie. Ces sciences sont toutes deux vitales au biologiste et au géologue. Demain, on ne pourra opter, en plus des sciences de la vie et de la Terre, que pour les mathématiques ou bien la physique-chimie, un choix opérationnellement mutilant. Sans compter le risque d’un choix d’options pragmatique, en faveur des mathématiques et de la physique-chimie, matières qui font si souvent la sélection – un choix repoussant à plus tard l’acquisition des méthodes et des objets de l’étude de la Nature, comme si cela ne pouvait être qu’un vernis final. Bref, la formation d’une génération pour les entreprises de l’environnement et du vivant est en question. Or, de ces secteurs économiques, sous la pression des défis environnementaux et de santé, émergera une grande part de l’innovation et des emplois nouveaux… ainsi que de l’attractivité nationale, pour autant que nous aurons la main d’oeuvre adéquate.
Ces dernières décennies, les contraintes naturelles sont venues se rappeler, parfois avec violence, à nos sociétés, du climat à l’érosion de la biodiversité. Notre vision traditionnelle était centrée sur les sociétés, conçues dans un environnement non limitant et inaltérable. Hier, une formation par les sciences humaines semblait donc donner la clef du monde. Nous savons maintenant qu’il faut également comprendre l’environnement naturel de nos sociétés et de nos organismes : aujourd’hui, une formation par les sciences humaines reste nécessaire, mais ne suffit plus. La réforme actuelle, en revalorisant les horaires des sciences humaines (histoire-géographie et philosophie) au détriment des sciences « dures », nie cette prise de conscience… et en prive dangereusement la génération suivante.
Je ne défends pas ici aveuglément une unique discipline – la question d’un jeu d’options complémentaires en sciences qui précède illustre bien l’importance de l’interdisciplinarité. Le problème est l’équilibre entre disciplines propre à libérer le citoyen et à le rendre acteur de son avenir. La réforme en cours, en lui offrant seulement deux heures de sciences par semaine, bouscule cet équilibre car, de même qu’il ne saurait manquer de sciences humaines, l’honnête homme du XXIème siècle ne saura manquer de sciences.
Un peu tard pour s’inquiéter, me direz-vous ? Peut-être, à présent. Nous avions, au Muséum national d’Histoire naturelle, travaillé en amont de la réforme en rassemblant un consortium de onze institutions de recherche (dont les plus grandes), quatre Académies et un collectif de plus de 150 entreprises pour porter des propositions sur les sciences de la vie et de la Terre. Nous avions demandé audience dans les ministères et auprès des députés potentiellement intéressés par la formation des jeunes et par l’environnement. Seul le cabinet de Premier ministre nous avait alors répondu et reçu… Aucune autre réponse ne nous était parvenue, malgré nos relances, et nous avions finalement publié nos recommandations dans Le Monde en ligne(2).
Que les politiques n’écoutent guère les scientifiques renverse l’histoire de notre République. Cette réalité moderne s’explique sans doute par une formation des élites politiques excessivement centrée sur les sciences humaines. Disons-le crûment : une société où ni politiques, ni citoyens ne s’alarment vraiment du manque de sciences, et notamment des sciences de la vie et de la Terre, démontre l’urgence d’une formation différente de sa jeunesse, dès le tronc commun des programmes !
Ce choix du gouvernement est d’autant plus paradoxal, sinon schizophrénique, que celui-ci affiche au plus haut niveau un engagement en faveur des transitions écologique et énergétique. Les ferons-nous sans le consentement et la compréhension des citoyens ? Les ferons-nous sans peupler les entreprises qui renouvèleront nos technologies du vivant et de l’environnement ? C’est pourtant ce pari absurde qui est tenté… ■
(1) F. Bach, F. Barré-Sinoussi, P. Corvol, P. Cossart, A. Fischer, J. Hoffmann, J. Jouzel, A. Kahn, M.-A. Selosse, E. Westhof, 2018. La réforme du bac ne doit pas oublier les sciences de la vie et de la Terre. Le Monde , 18 avril 2018. (2) B. David , M.-A. Selosse, G. Lecointre, E. Westhof, 2018. Enseigner une nouvelle histoire naturelle, pour penser aujourd’hui et construire demain. Le Monde en ligne, 13 février 2018
Article édifiant, même si pas surprenant vu le quasi mépris accordé à toute forme de science depuis deux décennies par nos élus.