Deux pionniers de la modélisation climatique

Le prix Nobel de physique 2021 a été décerné à Syukuro Manabe et Klaus Hasselmann pour leurs travaux sur la modélisation physique du climat de la Terre, la quantification de la variabilité et la prévision fiable du réchauffement planétaire.

Sandrine Bony, chercheuse au CNRS et familière de ces travaux, a répondu à nos questions sur les longues carrières des deux physiciens récompensés cette année.

Bénéficiant déjà d’une renommée mondiale dans le domaine de la modélisation du climat, la récompense de Suki Manabe et Klaus Hasselmann ne surprend guère. Syukuro Manabe peut être considéré comme un pionnier dans la lente prise de conscience du réchauffement planétaire, à plusieurs titres : en 1967, il co-développe les premiers modèles physiques de simulation du climat en prenant en compte les transferts verticaux d’énergie dans la colonne d’atmosphère. Ces travaux permettent de comprendre comment la température de surface peut être modifiée par une perturbation telle qu’un changement de la concentration de CO2 dans l’atmosphère. Par la suite, il s’est appuyé sur ces modèles pour quantifier l’impact de l’augmentation du CO2 sur la température terrestre et d’en identifier les mécanismes.
Rappelons que le lien entre l’augmentation du CO2 et le réchauffement terrestre est établi en 1979…

A l’époque, les travaux de Manabe sont une révolution pour la modélisation numérique du temps et du climat, qui peut être utilisée pour étudier la Terre mais aussi potentiellement d’autres planètes. Alors que les premières observations d’une augmentation de la concentration de CO2 dans l’atmosphère commencent seulement à être remarquées par la communauté scientifique, il apporte déjà des conclusions sur l’effet non négligeable qu’aurait un doublement de cette concentration sur les températures terrestres. D’autre part, il montre aussi le rôle de la vapeur d’eau comme amplificateur de l’amplitude du réchauffement induit par l’augmentation du CO2 : « une atmosphère plus chaude peut contenir plus de vapeur d’eau, et comme la vapeur d’eau est un gaz à effet de serre, son augmentation avec la tem- pérature amplifie le réchauffement à la surface – ce que l’on appelle une rétroaction » explique Sandrine Bony. Celle-ci insiste sur le caractère révolutionnaire de ces découvertes à l’époque : « Les travaux de Manabe (ainsi que ceux de Jim Hansen, inspirés de ceux de Manabe) ont joué un rôle considérable dans ce que l’on appelle le “rapport de Charney(1)”, qui est la première évaluation scientifique de l’impact du CO2 sur le climat, toutes les raisons de penser que l’aug- mentation du CO2 dans l’atmosphère se traduira par un réchauffement de la planète sont déjà présentées dans ce rapport (et toutes les conclusions du rapport restent valides 50 ans plus tard). Autrement dit, on a prédit le réchauffement de la Terre sous l’effet de l’aug- mentation du CO2 atmosphérique bien avant avoir pu mesurer les premiers signes de ce réchauffement! La base de cette “clairvoyance”est la compréhension physique de la manière dont le CO2 affecte les trans- ferts d’énergie dans l’atmosphère et donc la température de la surface – ce que Manabe a expliqué dans ses travaux des années 60 et 70. »

Hasselmann quant à lui, est océanographe, mais au-delà de ses études sur les champs d’onde dans le système océanique, il est également reconnu pour ses travaux de modélisation. En particulier, son « modèle de Hasselmann » en 1976, permet d’étudier la variabilité naturelle du climat et comment les fluctuations météorologiques peuvent affecter le climat sur le plus long terme. Les méthodes qu’il a développées ont notamment permis de parvenir à distinguer différentes sources de réchauffement : celles d’origine anthropique (perturbation externe liée aux activités humaines telle qu’une augmentation du taux de CO2) et celles provenant d’une simple variabilité naturelle (aussi appelée « bruit »). Cette distinction de la « signature » anthropique du changement cli- matique grandement facilitée par ces méthodes, est encore aujourd’hui un domaine d’étude fondamental dans la recherche sur le climat, que l’on reconnaît désormais par le terme « détection et l’attribution du réchauffement ».

Ces modèles ne sont toutefois pas sans incertitudes: d’une part en raison de notre compréhension physique imparfaite de la façon dont le climat répond à une perturbation donnée des gaz à effet de serre en termes d’ampleur et d’impacts à l’échelle régionale. D’autre part, en raison de l’incertitude liée aux déve- loppements futurs des activités humaines, et des efforts fournis pour limiter les émissions de gaz à effet de serre.

Les deux scientifiques ont ainsi jalonné ce nouveau domaine de recherche sur le climat d’outils et de méthodes sur lesquels se sont appuyés de nombreux scientifiques dans leur lignée : les rapports du GIEC en sont l’exemple. Par ailleurs, si les travaux de Manabe et Hasselman ont posé des bases fondamentales pour l’étude du changement climatique d’origine anthropique, la recherche dans ce domaine est encore en plein développement.

En particulier, Sandrine Bony identifie de grands champs d’action dans lesquels la communauté scientifique doit continuer de s’investir : « La recherche sur le changement climatique reste très active car même si quelques grandes questions ne font plus débat (observation d’un réchauffement de la Terre, rôle des activités humaines dans ce réchauffement, etc), il reste beaucoup à faire dans l’amélioration de notre compréhension et de la prévision des effets de ce réchauffement sur le climat. Notamment concernant l’effet du réchauffement global sur les climats régionaux (changements des régimes de pluie, modification de la fréquence des extrêmes météorologiques, etc). Il est nécessaire d’améliorer cette connaissance pour pou- voir guider les mesures d’adaptation du changement climatique qui devront être mises en place rapidement en parallèle des mesures de mitigation ou d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre. »

Interrogée sur les projets futurs du CNRS en lien avec des travaux de modélisation climatique, Sandrine Bony conclut par une réflexion sur la reconnaissance de disciplines telles que la physique dans une domaine aussi vaste et interdisciplinaire que l’étude du changement climatique : « Les travaux actuels sur le changement climatique sont dans la lignée des travaux pionniers de Manabe et Hasselman. En revanche, j’espère que cette attribution d’un prix Nobel de physique à des climatologues aidera à faire reconnaitre le fait que l’étude du climat et du changement climatique est à l’intersection de plusieurs disciplines, mais que ses bases fondamentales relèvent pour l’essentiel de la physique. » ■




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