Le tombeau d’Aurélien

Éditions Grasset 248 p. 17,90 €

L’été est propice aux lectures. Nous vous offrons cet extrait du livre de Claude Imbert, jounaliste et écrivain. A lire ce morceau d’anthologie « Le Tombeau d’Aurélien » Aurélien, fonctionnaire impérial du IVème siècle et Antoine, un homme d’aujourd’hui conversent. L’amour, le pouvoir, la connaissance, la perpétuelle énigme de l’existence humaine ne sont-ils pas des thèmes de tous les temps ? Et n’y a-t-il pas, entre un Empire romain ébranlé par les invasions barbares et l’effondrement de notre monde chrétien, assez d’analogies pour nourrir l’inquiétude et la méditation ? L’érudition et l’humour, l’histoire et la sagesse imprègnent cette conversation, à travers laquelle Claude Imbert, observateur lucide de l’actualité, nous ouvre de multiples perspectives sur le destin de l’Occident.

 

Cher Aurélien
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Quant au débraillé, je pourrais faire, de mon côté, un pire constat que le tien. Tu n’imagines pas ce que fut à nos grands siècles, le XVIIème, le XVIIIème, l’habit, la coiffure, la chaussure. L’orgueil d’une société triomphante – celle du moins des puissants et de leur clientèle marchande – se lisait sur les fraises et les pourpoints, dans les perruques, les vives teintes des rubans, l’armature bridée de robes qui étaient comme autant d’architectures offertes à l’ornement des corps… Mais depuis, quelle misère ! Ce siècle-ci a confondu tous les hommes dans la grisaille de costumes étriqués. Il tolère encore aux femmes les caprices de la mode dans la coupe des tissus, l’éclat des couleurs, mais sans rien des grandeurs de jadis. Et depuis deux ou trois décennies, c’est une vraie ruine ! Figure-toi qu’un pantalon venu d’Amérique, fait de tissu grossier propre aux gros travaux, est quasiment devenu, pour les hommes et même les femmes, l’uniforme inchangé, usé, élimé, parfois déchiré, de tous, riches et pauvres. J’imagine que jamais dans tes provinces les braies gauloises n’apparurent à ce point indignes des toges romaines et du pallium. Chez nous, à toutes les réunions publiques de commerce ou de loisir, comme sur ces voitures électriques souterraines et qui transportent chaque jour des foules considérables, la guenille gagne du terrain ? Et dans une nation où l’eau chaude et les baignoires se rencontrent jusqu’aux demeures populaires, on voit la crasse déferler. Les jeunes hommes laissent pousser en crinière leurs cheveux mal lavés comme les capillati de Pétrone qui hantent les bouges et fanges du Satiricon. De la misère cachée d’antan on est passé à la misère exhibée. Dans les spectacles, les spectateurs ne se vêtent plus pour honorer leur propre loisir. Le dimanche commence le vendredi, mais personne ne s’endimanche. Au contraire… Tu as raison ! C’est dans la rue, sur la mine des passants, l’humeur chantante ou chagrine des vendeurs ou chalands, qu’on lit le mieux la santé d’un peuple. Dans nos foules en tout cas, je ne vois de nos jours que déchéance. Le souci obsessif de soi s’y abaisse en irrespect de soi et compromet toute élégance, voire toute dignité publique. Nous sommes peut-être, toi et moi, nés trop jeunes dans un cycle finissant. Dans ce que tu appelles un « âge » agonisant et qui sent la ruine. Des ruines, il en faut… Nous savons que l’Histoire en renaît. Après tout, combien de civilisations sont mortes qui n’en ont point laissées ! Vos ruines, du moins, font encore rêver. Allez, tu le sais fort bien, et même tu l’écris : « Laudendis preciosor ruinis » : tu vois ta Rome plus précieuse en ruines admirables…
Déjà…

Bien à toi Antoine




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