Les Antilles empoisonnées par le chlordécone

Le chlordécone (ou Képone) est un insecticide organochloré utilisé principalement pour lutter contre le charançon noir du bananier, insecte qui occasionne des dégâts considérables aux cultures en creusant des galeries dans le bulbe de la plante. D’une efficacité redoutable pour lutter contre ce ravageur, il a été utilisé massivement en Guadeloupe et en Martinique à partir de 1972, et ce pendant plus de vingt ans. Reconnu comme neurotoxique, reprotoxique et classé cancérogène possible par l’Organisation mondiale de la santé, il a été interdit dès 1975 aux États-Unis. En France son interdiction n’a été prononcée que quinze ans plus tard. Toutefois, grâce à deux dérogations successives signées par les ministres de l’Agriculture de l’époque, son utilisation a été prolongée jusqu’en 1993 dans les bananeries antillaises.

Rappelons que la filière banane, avec une production annuelle d’environ 250 000 tonnes par an, dont 70% exportés vers la Métro-pole, constitue le principal pilier de l’économie agricole en Guadeloupe et à la Martinique. Avec près de 10 000 emplois directs et indirects, ce secteur représente 5% de la population active et environ la moitié des salariés agricoles. Ces chiffres ne sont sans doute pas étrangers aux dérogations accordées à l’époque.

C’est à la même conclusion, qu’après six mois d’auditions, sont arrivés en novembre der- nier les membres de la commission d’enquête parlementaire chargée de faire la lumière sur les conséquences sanitaires et environnementales du chlordécone en Martinique et en Guadeloupe. Ils pointent le fait que “le maintien de la production bananière a trop souvent pris le pas sur la sauvegarde de la santé publique et de l’environnement” et ajoutent “Entre 1975 et 1992, de multiples alertes auraient dû conduire les autorités réglementaires à réexaminer l’autorisation donnée pour l’utilisation du chlordécone. Dans les faits, elles ont été largement ignorées”. Et de conclure “L’État a fait subir des risques inconsidérés, au vu des connaissances scientifiques de l’époque, aux populations et aux territoires de Guadeloupe et de Martinique.”

Le “scandale sanitaire” autour de l’utilisation, du chlordécone éclate au tout début des années 2000, lorsque des campagnes intensives de prélèvements réalisées par la direction de la Santé et du Développement social mettent en évidence, tant en Guadeloupe qu’en Martinique, une importante pollution des eaux et des sédiments de rivière avec des concentrations jusqu’à cent fois supérieures à la norme.

Ayant une structure chimique très particulière, en forme de cage, le chlordécone, comme la plupart des pesticides organochlorés, est “difficilement biodégradable et fortement persistant dans l’environnement”, comme l’écrit Pierre-Benoit Joly, chercheur à INRA, dans un document intitulé “La saga du chlordécone aux Antilles françaises”. Concrètement, comme le précise l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques dans un rapport publié en 2009 “Trois kilos de chlordécone épandus par hectare et par an ne s’éliminent totalement des sols qu’au bout de sept siècles”. La même source estime que 300 tonnes de cet insecticide ont été déversées en Martinique et en Guadeloupe pendant vingt ans. A partir du début des années 2000, on a découvert que le chlordécone, qui passe dans la chaîne alimentaire, avait non seulement contaminé les sols, mais aussi les rivières, une partie du littoral marin, le bétail, les volailles, les poissons, les crustacés, les légumes-racines, … et la population elle-même.

D’après les résultats d’une étude publiée en octobre 2018 par Santé publique France, la quasi-totalité des 800 000 habitants de la Guadeloupe (95%) et de la Martinique (92%) étaient alors “contaminés”(2) . L’intoxication se faisant essentiellement par voie alimentaire, les plus touchés sont les consommateurs qui s’approvisionnent sur les circuits informels (autoproduction, don, vente en bord de route, …), très prisés, en particulier par les plus pauvres, mais où les aliments contiennent souvent un fort taux de chlordécone.

S’agissant des effets sur la santé, l’étude “Timoun(3)” portant sur l’impact du chlordécone sur la grossesse et le développement des enfants réalisée en 2012 a mis en évidence des troubles de comportement des enfants ainsi que des pertes de motricité et de QI de 10 à 20 points. Le produit augmente également le risque de prématurité, selon une étude de l’INSERM publiée en 2014. Signalons également une autre étude de l’INSERM qui montre que l’exposition de souris au chlordécone nuit à la production de spermatozoïdes de plusieurs générations de mâles, même s’ils n’ont pas été exposés directement. Les auteurs de cette étude précisent toutefois que ces conclusions ne peuvent pas automatiquement s’appliquer à l’homme.

Enfin, à la question d’un journaliste qui lui demande si le nombre élevé de cancers de la prostate aux Antilles est dû au chlordécone, le docteur Luc Multigner, chef de l’équipe Évaluation de l’Exposition et Recherche Épidémiologique sur l’Environnement, la Reproduction et le Développe- ment à l’INSERM, répond : “Non, la sur-incidence du cancer de la prostate aux Antilles comparé aux valeurs qu’on a en France métropolitaine est en grande partie expliquée par les origines des populations. Il faut savoir qu’en fonction des origines des populations, certains cancers sont plus fréquents que d’autres et par exemple, les populations antillaises ont plus de cancers de la prostate mais moins de cancers

du sein”. Il précise toutefois que “des études spécifiques montrent qu’il y a un surrisque. Autrement dit, il y a plus de chances de développer un cancer de la prostate lorsqu’on est fortement exposé au chlordécone comparé à ceux qui le sont moins”.

En réponse aux préoccupations des populations locales, les pouvoirs publics ont mis en place en 2008 un premier plan d’action national doté d’environ 33 mil- lions d’euros (20 millions financés par l’État, 10 par l’Union européenne et 3 par les collectivités locales). Il fut suivi d’un second d’un montant pratiquement identique couvrant les années 2011 à 2013, puis d’un troisième pour la période 2014-2020. Un quatrième plan est actuellement en préparation, suite notamment aux conclusions de la commission d’enquête parlementaire qui a dénoncé l’insuffisance des actions mises en place par l’État depuis 2008 pour mettre en sécurité les populations antillaises.

En visite aux Antilles en septembre 2018 le président Macron, interrogé sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler “Le scandale du chlordécone”, a déclaré “La pollution au chlordécone est un scandale environnemental. C’est le fruit d’une époque désormais révolue, (…) d’un aveuglement collectif”. Accompagné de la ministre de la Santé de l’époque, Agnès Buzyn, il a annoncé l’ouverture d’une procédure permet- tant de reconnaître l’exposition au chlordécone comme maladie professionnelle, précisant : “L’État doit prendre sa part de responsabilité ”.

Enfin, dernières propositions en date, celles de la commission d’enquête parlementaire qui, afin d’aider la population à se protéger, préconise la généralisation de la prise en charge du coût de l’analyse des sols, la réalisation d’une cartographie intégrale de l’état de contamination des sols susceptibles d’être pollués et le renforcement des moyens financiers alloués à la prévention pour la culture dans les jardins familiaux. Ses membres réclament égale- ment : “Une loi d’orientation et de programmation doit acter le principe de la réparation et le principe d’une prise en charge de la dépollution par l’État”. Concrètement, les députés préconisent la création de deux fonds d’indemnisation. Le premier destiné à l’indemnisation des victimes atteintes d’une pathologie résultant de l’utilisation de l’insecticide ou occasionnée par son exposition. Le second à celui des préjudices économiques subis. ■

(1) Il a également été utilisé pour de nombreuses autres cultures, dont le tabac, les arbustes ornementaux, les cultures d’agrumes et dans les pièges à fourmis et à cafards, voire comme fongicide contre le mildiou.

(2) Pourcentage d’individus pour lequel le chlordécone a été détecté (supérieur à la limite de détection) dans un échantillon de sérum.

(3) Littéralement “petit enfant” en créole




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